« Si je peux en parler aujourd’hui sans pleurer, c’est grâce à Espace Sûr. C’est là que j’ai appris que la honte doit changer de camp. »
Cette femme haïtienne a vécu des violences conjugales pendant des années. Mais avant de rejoindre un Espace Sûr à Léogâne, elle ne savait même pas que ce qu’elle vivait portait un nom.
La violence la plus dangereuse est celle qu’on ne reconnaît pas.
Note : Les témoignages qui suivent abordent des situations de violence conjugale et sexuelle.
Nommer l’innommable
Le corps qui n’est plus le sien
« On ne faisait pas l’amour comme deux personnes mariées. Pour éviter qu’il me frappe, je le laissais faire. C’était comme s’il me violait à chaque fois. Parfois, je luttais, quitte à être maltraitée. D’autres fois, je n’avais juste pas la force à ça. Je pensais au risque d’être tuée et de laisser mon enfant derrière moi. »
« Mon mari ne mettait pas de condom. Je prenais des comprimés contraceptifs. Cela ne fonctionnait pas. Après mon premier enfant, je disais à mon mari qu’on devait prendre des précautions. On n’était pas prêt à en avoir un deuxième. Mon mari refusait toujours qu’on mette un préservatif. Il me disait qu’il allait se retirer à temps, mais je suis tombée enceinte à nouveau. »
Le refus d’utiliser un préservatif malgré la demande, la pression pour des rapports sexuels non désirés, les relations sexuelles après avoir frappé ou menacé : ce sont des formes de violence sexuelle.
« Mon mari a pour habitude de parler très fort et d’exercer une pression physique sur moi quand je refuse de coucher avec lui. Alors, je le laisse faire pour avoir de la paix. Je me dis qu’il peut me frapper. Je ne veux pas que les enfants nous entendent bagarrer. »
Est-ce du consentement? Non. C’est du viol conjugal. Le viol conjugal est reconnu comme un crime. Être mariée ne signifie pas consentir automatiquement aux rapports sexuels.
« J’ai appris que coucher avec mon mari sans en avoir envie est une forme de violence. »
L’argent comme prison
« Le monsieur m’empêchait d’envoyer de l’argent à ma mère. J’ai compris qu’il s’agissait d’une forme de violence. Il n’avait pas le droit de décider de mon argent. Il le gaspillait à son profit. »
« Il exigeait le peu d’argent que j’avais et ne m’en donnait pas. C’est pour cela que je suis partie vers le camp d’hébergement pour mieux me débrouiller. »
« Pour mon accouchement, j’avais économisé de l’argent. Je le faisais garder par mon mari qui ne travaillait pas encore. Alors que j’étais à l’hôpital, il n’a pas voulu me le remettre. Il feignait de ne plus l’avoir. Je souffrais et il était là à regarder, à soutenir d’autres femmes. »
« Je voulais recommencer les études. Il m’a dit qu’à ce stade, je ne devais pas penser à ça. Je me suis sentie plus humiliée qu’avant. »
La violence économique inclut le contrôle de l’argent gagné par la femme, l’interdiction de travailler ou de créer une entreprise, l’utilisation de ses ressources sans consentement. Cette violence crée une dépendance qui empêche de quitter une situation dangereuse.
Les mots qui détruisent
« Mon mari raconte que je vois d’autres hommes. J’ai été obligée de quitter l’église que je fréquentais depuis 11 ans. J’avais honte. Mon entourage me conseille de rester avec lui à cause des enfants. »
« Il racontait à tout le monde que je l’empêchais d’avoir du travail parce que je couchais avec tous les hommes et toutes les femmes. »
« Cet homme m’a dit un jour qu’il fallait me tuer pour qu’il se sente bien. »
« Il me traitait comme une merde, avait plein de maîtresses. Il me crachait dessus, parfois après s’être brossé les dents. »
Insultes, accusations d’infidélité sans fondement, isolement social, humiliation publique, menaces de mort, contrôle des communications : ces violences sont aussi graves que les violences physiques.
« Les mots peuvent être aussi une forme de violence. Je l’ai appris dans le projet. »
Ce qui nous fait taire
« Avant de rejoindre le ROFGL, je ne savais pas si ce que je vivais avait un nom. Je ne savais pas que c’était de la violence sexuelle, économique et verbale. »
« Je ne voulais pas le faire arrêter parce que je n’avais pas les moyens de prendre en charge les enfants. »
« Lorsque je prenais la décision de partir, on me conseillait de résister. On me disait que ce n’est pas bien pour une jeune fille de connaître beaucoup d’hommes. On me rappelait que j’étais orpheline de père. »
Quand les femmes se rassemblent
À Léogâne et Gressier, le Regroupement des Organisations de Femmes de Gressier et de Léogâne (ROFGL) rassemble 14 organisations féministes locales. Des femmes haïtiennes qui connaissent leurs communautés, qui parlent créole, qui comprennent les réalités culturelles et économiques. Ce sont elles qui ont créé les Espaces Sûrs.
Retrouver sa voix
« J’ai pu identifier ce que je vivais dans la relation. L’espace sûr m’a fait comprendre que je suis un être humain comme les autres et m’a donné un courage que je n’avais pas avant. »
« Si je peux en parler aujourd’hui sans pleurer, c’est grâce à Espace Sûr. C’est là que j’ai appris que la honte doit changer de camp. »
Dans ces espaces, des lieux où les survivantes peuvent s’exprimer librement et en toute confidentialité, quelque chose se transforme. Aujourd’hui, 94 % des femmes accompagnées se sentent outillées pour revendiquer leurs droits en matière de santé sexuelle et reproductive.
« Ce n’était pas compliqué de partager mon histoire à Espace Sûr. Quand tu ne partages pas, c’est plus difficile de supporter ta réalité. En plus, parler aide les autres victimes à se révolter. »
Les formations sur les droits ont touché près de 1 500 personnes, dont plus de 1 000 femmes qui peuvent maintenant expliquer l’importance de l’égalité de genre.
« J’ai appris des choses sur moi-même. Avant, j’ignorais que les femmes avaient les mêmes droits que les hommes, qu’elles avaient aussi le pouvoir de décision, la capacité d’occuper des postes de direction. »
Le soutien psychologique et l’accompagnement juridique complètent cette transformation.
« Je serais devenue folle s’il n’y avait pas eu le ROFGL et leur psychologue. »
« Le ROFGL m’a appuyée dans les démarches judiciaires. La justice lui a interdit de venir chez moi. »
« Aujourd’hui, je me sens autonome et capable d’avancer. J’ai même pu retourner à l’école. Je pense à lancer une petite entreprise. »
De survivantes à leaders
« Aujourd’hui, je parle avec assurance de féminisme. L’ambiance commence depuis la maison. Sourire aux lèvres, je me prépare pour me rendre à Espace Sûr. Je dis toujours à ma fille que c’est mon espace, celui qui me permet de me sentir femme, de garder mon sourire et d’être là pour elle. »
« Je me vois comme une leader. Je prends régulièrement la parole dans tous les rassemblements. Je dirige les femmes vers Espace Sûr. »
« Je me sens capable de montrer la voie de sortie à une femme qui vit des situations de violence. »
Le travail continue. Les 14 organisations membres intègrent maintenant systématiquement la santé sexuelle et reproductive et l’égalité de genre dans leur programmation. 100 femmes ont été formées comme formatrices pour continuer la sensibilisation dans leurs communautés.
Sept engagements pour dire non
Lors des 16 jours d’activisme contre les violences faites aux femmes en 2024, les membres de l’Espace Sûr ont formulé ensemble ces engagements. Elles les ont appelés Angajman Fanm Vanyan : les engagements des femmes courageuses.
1. Je m’engage à dénoncer tous les actes de violence commis contre les femmes et les filles dans la société.
2. En tant que femme concernée par ce qui se passe, je ne pointerai pas du doigt les femmes victimes de violence, mais je les aiderai à chercher du soutien.
3. Un geste, une accolade, un regard, mon soutien et ma solidarité : voilà ce que je m’engage à offrir pour accompagner celles qui subissent la violence.
4. Je m’engage à encourager toutes mes amies et collègues à rejoindre le combat pour éradiquer la violence faite aux femmes et aux filles.
5. Je ne garderai pas le silence face à la violence. Dès que je suis témoin d’un acte de violence, je parlerai.
6. La blessure s’aggrave. Levons-nous et crions pour que tout le monde entende, jusqu’à ce qu’on comprenne que la violence ne mène nulle part.
7. Nos comportements et nos précautions ne nous épargneront pas de la violence qui sévit dans la société. Engageons-nous toutes à sensibiliser tout le monde pour dire non à toutes les formes de violence contre les femmes et les filles. Tolérance zéro!
Nou di NON NON!!! Nous disons NON NON!!!
Ces histoires sont aussi les nôtres
Ces histoires viennent de Léogâne et Gressier, en Haïti. Mais elles pourraient venir de Montréal, de Québec, de Gatineau.
Au Québec aussi, des femmes « laissent faire pour avoir la paix ». Au Québec aussi, l’entourage conseille aux survivantes de « rester pour les enfants ». Au Québec aussi, le viol conjugal est normalisé, le contrôle économique est invisible, et les violences psychologiques sont minimisées.
Ce qui diffère, ce sont les ressources et les contextes. Au Québec, nous avons SOS violence conjugale (1 800 363-9010), des maisons d’hébergement, des services juridiques gratuits. En Haïti, dans un contexte de crise politique et économique prolongée, ce sont les organisations féministes locales qui créent leurs propres espaces de guérison et de transformation.
La violence basée sur le genre n’est pas une affaire privée. C’est un enjeu de sécurité publique qui concerne la société entière.
La solidarité n’est pas de la charité. C’est reconnaître que nous partageons les mêmes luttes contre les violences patriarcales. C’est rendre visibles les vécus de résistance et de résilience des survivantes. C’est comprendre que les solutions les plus puissantes émergent des communautés elles-mêmes, et qu’elles ont besoin d’être soutenues.
Ce dont les organisations ont besoin
Le travail du ROFGL et des organisations comme les siennes repose sur des besoins concrets :
Ressources pour le suivi à long terme. Le suivi des survivantes doit être continu. Cela passe par la formation des intervenantes, le réseautage avec des services de santé mentale, et des programmes de mentorat entre survivantes.
Espaces d’hébergement d’urgence. Un centre d’hébergement temporaire offrirait une protection immédiate aux survivantes en danger.
Financement durable. La diversification des sources de financement permet aux organisations de poursuivre leur travail au-delà des cycles de projets.
Formation économique. L’autonomisation économique est un facteur déterminant pour briser le cycle de violence. Les formations en gestion d’entreprise et le soutien aux activités génératrices de revenus permettent aux femmes de construire leur indépendance.
Mission inclusion accompagne des organisations comme le ROFGL pour renforcer les droits des femmes et l’accès à la santé dans les contextes de crise, et les soutient dans leur plaidoyer pour qu’elles puissent continuer et renforcer leur travail.
Comment agir ?
Si vous vivez une situation de violence :
Reconnaissez que c’est de la violence. Même si personne ne vous frappe. Même si c’est votre mari. Même si vous êtes mariée depuis des années.
Parlez. À une amie de confiance, à une organisation, à un professionnel de santé.
Documentez. Notez les dates, prenez des photos de blessures si possible, gardez des preuves.
Trouvez un espace sûr. Demandez de l’aide psychologique.
Planifiez votre sécurité. Si vous décidez de partir, préparez un plan.
Souvenez-vous : la honte doit changer de camp. C’est au bourreau d’avoir honte, pas à vous.
Si quelqu’un vous confie vivre des violences :
Écoutez sans juger.
Croyez-la. Ne minimisez pas son expérience.
N’insistez pas pour qu’elle reste ou parte. Soutenez ses décisions.
Informez-la de ses droits et des ressources disponibles.
Assurez sa confidentialité.
Si vous voulez changer les choses :
Sensibilisez votre entourage.
Questionnez les normes. Quand quelqu’un dit « les femmes doivent endurer pour les enfants », demandez : « Et si on exigeait plutôt que les hommes cessent la violence? »
Soutenez les organisations qui travaillent avec les survivantes.
Ces témoignages viennent de femmes courageuses de Léogâne et Gressier qui ont décidé de parler. Elles l’ont fait pour elles. Elles l’ont fait pour leurs filles. Elles l’ont fait pour vous qui lisez ces lignes aujourd’hui et qui reconnaissez peut-être votre propre histoire.
Fermer les yeux, c’est être complice. Vous n’êtes pas seule. La honte doit changer de camp, et elle change, une histoire à la fois.
Les récits présentés ici ne représentent pas toutes les réalités, mais ils donnent un aperçu puissant des violences vécues et des stratégies de résistance des survivantes.
Ces témoignages ont été recueillis, avec le consentement éclairé des survivantes, par le ROFGL dans le cadre du Projet d’amélioration de la participation citoyenne (PACIT).
PACIT était un projet de Mission inclusion et Éduconnexion avec le soutien d’Affaires mondiales Canada, mené de 2021 à 2024 à Léogâne et Gressier.
Ce projet fait suite à PROSAMI (2016-2021), pour près de neuf ans de collaboration en santé et droits sexuels et reproductifs.